Portraits

Vittorio E. Pisu

Entretien avec Mylène Vignon

Cher Vittorio, c’est par votre métier d’architecte que vous avez tout d’abord obtenu une reconnaissance publique. Comment vous est venue l’idée de cette profession ?

Je crois que j’ai eu l’intention de vouloir devenir architecte autour de mes onze ans. À cette époque au centre de Cagliari, la ville où je suis né, où j’ai vécu jusqu’en 1969 (avant mon arrivée à Paris), il y avait un grand Marché public dans le style de Halles de Baltard, couvertes par une immense verrière et dont l’une des annexes était appelée le petit Parthénon, à cause de ses colonnes. Elles s’étalaient en constructions impressionnantes, malheureusement démolies pour faire place à deux hideux immeubles à l’usage de sièges bancaires. J’étais très impressionné par ces constructions et je me souviens même qu’alors, je rêvais d’édifier une tour dans le jardin de notre maison. Certaines encyclopédies m’informaient de la vie des d’architectes ;   tels Le Corbusier ou Frank Lloyd Wright et de leurs réalisations.

En arrivant à Paris en août 1969, pour y passer quinze jours de vacances, j’y suis resté. Quelques mois plus tard,  j’ai alors travaillé dans une agence d’architectes. L’année suivante en septembre 1970 — à seulement 23 ans —, j’ai été nommé chef de projet sur des programmes de logements aux Antilles, puis en France. Avec le recul, je pense que j’étais complètement inconscient des responsabilités que j’assumais. Par la suite, le mari d’une de mes collègues, voyant mes dessins, me proposa de participer à un grand concours pour Marne-La-Vallée, que malheureusement nous ne gagnions pas, mais pour reprendre la phrase de Paul Chemetov qui était le chef de groupe de notre équipe (Eupalinos Corner) « nous avions proposé la colle et les pouvoirs publics ne pouvaient pas l’accepter ».

Quelles ont été vos principales réalisations ?

J’ai réalisé plusieurs projets de logements sociaux aux Antilles, mais aussi en France dans les villes nouvelles. Puis des logements et des bureaux pour des promoteurs privés autour de Paris. J’ai participé aussi à de nombreux concours, certains gagnés comme à Cergy Pontoise ou à Saint-Denis avec Gaz de France et l’Hôtel de Police de Créteil. D’autres ont été perdus, comme La Petite Roquette à Paris, l’Opéra Bastille, le Triangle de la Folie à la Défense,  la Grande Forme à Rochefort, le concours pour Le Murate à Florence où j’avais proposé un immeuble pont, au-dessus de la ville. Sans compter un projet pour Times Square, lancé à New York par le Municipal Art Society, où j’ai proposé de repaver complètement Times Square ainsi que le début des rues qui y débouchent, de manière à ce que même un aveugle comprenne où il se trouvait. Les rues de New York sont criblées de trous comme l’on sait, et cela aurait fait la différence, de marcher sur un sol en pierre lisse comme un billard. Mais le résultat fut que le jury prit dix projets disparates, histoire de s’en laver les mains, pour ne pas choisir.

Mais il y a un projet qui n’a pas été réalisé. Je considère comme un peu le sommet de mon travail. Ce fut l’Infomart, un hall pour la vente de matériel informatique que Trammel Crow, un promoteur américain qui avait déjà sévi à Huston (Texas) en s’inspirant du Garden Palace de Londres, avait l’intention de réaliser à Francfort (lequel pour les Américains était l’aéroport le plus important d’Europe par son trafic). Mais Jacques Pellerin, promoteur immobilier bien connu, lui proposa plutôt le quartier de la Défense. En effet au-delà de la Tête Défense, les différents plans masse que j’ai dessinés ont été par la suite repris pour une autre réalisation. Mais l’immeuble de bureaux que j’avais dessiné et qui suivait la courbure de la route a été repris tel quel.

Mon projet pour l’Infomart était un carré de 120 mètres de côté surmonté par une coupole de 60 mètres de diamètre dont la sphéricité se continuait idéalement par le bord des trois étages. De plus la façade était segmentée en éléments autonomes qui pouvaient s’allumer individuellement en écrivant des titres fixes ou défilants, ceci en 1985. Il faudra atteindre la première Nuit blanche pour voir quelque chose de similaire réalisé sur les façades des tours de la Bibliothèque François Mitterrand.

Il y a aussi un projet pour un concours à Saint Maur pour réaliser un ensemble de logements et de bureaux à la place de l’ancienne usine Pirelli désormais abandonnée. Mon projet ne fut pas retenu, en effet c’était un concours de promoteurs et ce fut la somme offerte pour le terrain qui désigna le vainqueur et pas la qualité architecturale.

Quelle ne fut ma surprise des années plus tard, en me trouvant dans les parages et en voulant visiter le lieu, de voir réaliser mon plan de masse et ma disposition des bâtiments ? Le lendemain matin, je me précipitai à la mairie et demandai des informations au bureau technique, en cachant bien entendu mon identité, et je découvris que le maire avait imposé mon dessin à l’équipe gagnante.

Je crois qu’avoir marqué le territoire avec deux de mes dessins devenus réalités fut la plus grande des satisfactions. En effet, c’est ce que permet l’Architecture, voir les traits que l’on a dessinés sur un calque devenir une réalité à l’intérieur de laquelle on peut se promener.

Je voudrais aussi dire que le dessin d’Architecte est un peu comme la partition d’un concert ou d’un opéra, un moyen de donner des instructions à ceux qui doivent exécuter.

Pour moi l’Architecture est une « cosa mentale », le projet se forme d’abord dans mon imagination, à partir d’un programme tel qu’il est proposé dans un concours ou demandé par un maître d’œuvre. Puis à partir des correspondances que j’ai trouvé dans mes lectures, dans un roman, dans une poésie, ou même dans mon vécu, mes voyages ou les villes que j’ai visitées, le projet prend forme, le plus souvent dans mon sommeil.

Au départ j’écris un texte dans lequel je décris la direction que je veux prendre et les sensations que je veux susciter. Pour moi le matériau principal de l’Architecture est la lumière et c’est le travail associé, son dosage, l’utilisation des ombres, la respiration de l’espace qui joue avec, qui me guident.

Dès lors, après m’être promené mentalement dans mon projet, je n’ai aucun problème à le dessiner dans tous les détails que je connais par cœur. Un peu comme lorsqu’un directeur d’orchestre lit une partition, la musique résonne dans sa tête.

Je me souviens d’une réunion où le big boss de l’agence m’avait donné un programme de bureaux pour Saint — Quentin — en — Yvelines. Quelques jours après, passant à côté de ma planche à dessin, il ne vit qu’une feuille contenant un texte tapé à la machine. Il m’interpella furieux en me disant « mais quand vas-tu commencer à travailler ? »  Mais le soir même, il trouva le plan général achevé et il en fut stupéfait. En fait je l’avais peaufiné dans ma tête et je n’avais plus qu’à le dessiner.

Je pense que l’Architecture est un moyen d’utiliser le rêve comme outil de construction, mais en partant des éléments de la seule réalité.

Dans la société dans laquelle nous vivons le rêve est considéré comme risible voir néfaste. On entend souvent « mais arrête de rêver » lorsque c’est justement cette capacité d’imaginer le futur dans les moindres détails, qui nous permet de le construire, sans quoi nous sommes obligés de tâtonner, ou de trouver des solutions à des problèmes préalablement pas pris en compte.

Il y a eu aussi le projet d’un bâtiment qui au départ devait être un simple objet d’affection, un cadeau de Noël pour ma chérie. J’ai eu l’idée de lui offrir « Un Palazzo A Venezia per il mio Amore » sous la forme d’un bouquin carré 21 x 21 cm dans les pages duquel j’ai dessiné les plans, les coupes et les façades d’un palais imaginaire, situé à Venise. Je m’inspirerai principalement de la Ca’ Dario, bâtiment que Joannes Dario fut édifié et dont la construction commença le 16 avril 1479 (je suis né le 16 avril 1947) et que j’ai bien connu lors de mon séjour à Venise où j’ai fréquenté l’IUAV a Ca dei Tolentini, et quelques éléments, notamment les façades du Palais des Doges.

Mais cet exercice devint par la suite un projet que j’ai présenté à la Biennale d’Architecture de Venise en 1985. Puis vint après, une exposition des pages du livre agrandies pour former un double paravent avec la maquette, présentée à l’Hôtel Concorde Lafayette en juillet 1985.

J’avais été invité par un confrère à répondre à l’appel d’offres de la Biennale qui proposait dix zones urbaines dont trois à Venise même pour un concours d’idées, il s’agissait de Ca Venier de Leon, fondazione Guggenheim, qui fut le lieu choisi par la plupart des architectes, puis une rénovation du Marché du Rialto et une proposition pour le Pont de l’Accademia, jadis pont métallique détruit par un navire dans les années vingt et jamais reconstruit, toujours provisoire et réalisé en bois.

Je profitais donc de l’espace libre pour y placer mon palais et remplaçais la passerelle par une réplique à l’échelle du Brooklyn Bridge, clin d’œil à ma chérie devenue entretemps ex.

Mais la production générée par ce palais imaginaire ne s’arrêta pas là, car après avoir dessiné un alphabet entier dont je me sers comme lettrine dans mes publications, dont une « Palazzi A Venezia », fondée en mai 1989 existe encore et fut le chapeau sous lequel j’organisais de nombreuses expositions (dans mon appartement rue de Turbigo Paris 3e) de peinture, photographie, bijoux… J’ai repris le système que j’avais cogité à New York ou dans le loft de ma belle. Des peintres parisiens vinrent exposer surtout d’aquarelles ; soit une exposition se déroulant le temps de quatre vernissages journaliers réduits ensuite à seulement trois jours, qui se clôturaient généralement le samedi ou le dimanche matin par une fête.

À cette époque le Bureau interprofessionnel des Vins de Bourgogne proposait gratuitement, un panachage des meilleurs blancs de la région, aux galeristes qui en faisait la demande et ainsi jusqu’en 1993, j’ai eu le plaisir d’exposer de nombreux artistes de mes amis, avec un buffet inspiré du thème de l’expo comme Petite Afrique avec Diagne Chanel, ou Paris Tokyo aller et retour avec Odile Gaillard, ou encore Harmonie d’Occident et Douceur d’Orient avec Linda Hattab et j’en oublie. La colonne sonore était bien entendu particulièrement soignée et deux magnétophones à bande Akai diffusaient les mélodies choisies en accord avec le thème. L’aventure subit un temps d’arrêt, faute au krach immobilier en 1993, avec la dernière manifestation, mais non la moins prestigieuse, nommée « Le Club du Goût » grande fête de 24 heures dans une demeure à la campagne, aimablement prêtée par une amie dont la revue publia les recettes proposées par les artistes, ce qui me valut de nombreux appels téléphoniques outrés, à cause de la recette du « chat farci » proposée par Diagne Chanel.

Par la suite la revue et les expositions furent plus sporadiques, mais la production générée par le Palais ne s’arrêta pas de sitôt, puisqu’après la réalisation du prototype d’un service à thé constitué par le palais, fragmenté en théière, cafetière, sucrier, pots à confitures et plateau de présentation. Le projet fut présenté sans succès à un concours lancé par le Musée des Arts décoratifs, puis au propriétaire et au directeur de la maison Alessi, qui déclinèrent l’offre, le trouvant trop carré à son goût.

Vit le jour aussi un coffret à bijoux toujours inspiré du Palais, réalisé en deux exemplaires et présenté lors d’une exposition de bijoux avec Linda Hattab, ainsi qu’une Maison de Poupées pour mes petites nièces, malheureusement encore à l’état de dessins et désormais inutile puisque celle-ci atteignent les âges de seize et treize ans.

Mais je pense que ce dont je suis le plus fier, ce fut l’utilisation des photos de la maquette du Palais comme fond de mon émission Solo Opéra où j’invitais pour un déjeuner réalisé dans le Studio de Canal Web, d’abord rue Cognac Jay puis rue Troyon (à côté de l’Étoile), les protagonistes de l’Art lyrique, sopranos, ténors, directeur d’orchestre, metteurs en scène…

Ainsi le Palais imaginaire devint réalité où tous les jeudis à 13 h 30 je partageais le menu au sushi et au champagne avec Isabelle Tanakil et Marie Lenoir, ainsi que Patrick Bergé, Jérôme Savary et bien d’autres.

Maintenant, le magazine ressuscité de ces publications aléatoires a retrouvé sa régularité mensuelle et a même généré un supplément qui au départ devait traiter de la mode, mais qui a continué à nous entretenir de l’Art surtout lorsqu’il est exercé par des femmes, mais aussi par quelques hommes particulièrement remarquables.

Que représente Paris dans votre parcours ?

Comme il m’est arrivé de dire et d’écrire, pour moi Paris n’existe pas, tout comme New York, Rome, Cagliari ou Venise. Je veux dire qu’il est comme un paysage, comme les montagnes, les prairies, les fleuves, les océans, comme quelque chose qui vit en dehors de nous. En revanche, ce qui fait la valeur d’une ville, ce sont les rapports qui se nouent entre les individus. Et depuis les premiers jours de mon séjour parisien, je n’ai pas arrêté d’entendre dire « j’en ai marre de Paris », « Paris par ci, Paris par là », etc.

Je dois dire que ce qui m’a aidé à rester dans cette ville, c’est d’avoir éprouvé la même sensation que dans ma ville natale. À savoir le sentiment d’être différent par rapport aux jeunes gens de mon âge, soit par tempérament, soit par le cursus particulier que j’ai effectué. J’ajoute que je suis le premier enfant d’une fratrie de six, dont quatre sœurs, toutes nées en l’espace de sept ans. À l’âge de trente ans, ma mère avait déjà six enfants. C’était aussi une époque où les parents ne passaient pas leurs temps à s’occuper de nous, mais ils sortaient pratiquement tous les soirs pour aller danser au théâtre et surtout à l’opéra. Nous étions donc particulièrement autonomes, ayant à disposition une belle bibliothèque, faisant de nous des lecteurs assidus.

Ainsi me sentant bizarre chez moi, je me rendis compte qu’à Paris on me prenait plutôt pour un étranger, je pouvais donc être bizarre sans problèmes. Sans compter sur une certaine incapacité d’accepter l’autorité surtout lorsqu’elle est injuste, mensongère et fourbe, ayant le mensonge en horreur.

Je crois que la vérité même si elle n’est pas commode à notre encontre, est en fait ce qui nous protège.

Personnellement, je m’y sens bien à Paris, tout comme dans n’importe quel autre endroit où j’ai eu la chance et le plaisir de vivre. Sans parler du fait que quoiqu’il arrive je suis toujours à l’intérieur de moi et sans aucune possibilité de m’échapper. Une situation à laquelle je me suis habitué depuis longtemps, même s’il m’arrive encore d’être capable de m’étonner. Souvent je ne sais pas d’où viennent les idées qui m’animent et l’énergie pour les porter à terme, mais j’en suis ravi. Je n’ai jamais eu envie d’être différent de ce que je suis dans ma vie. Je l’accepte et m’en sens responsable.

Il y a un exercice que j’aime pratiquer dans mon lit, autant le soir que le matin au réveil. Les yeux fermés, je visualise que je suis à New York, à Paris dans un autre appartement,  en Grèce, en Inde, au Kenya… enfin dans un des lits où j’ai dormi. Alors j’arrive jusqu’à ressentir l’impression d’entendre les bruits caractéristiques de chaque lieu, d’en humer les parfums. À Paris je me suis fait des amis, j’ai vécu des histoires d’amour, j’ai exercé ma profession d’architecte avec succès et il est certain que j’y ai passé deux fois plus de temps  que dans ma ville natale que j’aime tout autant. Je me sens peut-être parisien pour l’avoir parcouru à pied dans tous les sens depuis le jour de mon arrivée et je pense aussi ne pas connaître cette ville complètement, mais suffisamment pour l’apprécier, quand bien même je regrette certains choix urbanistiques, comme la démolition des Halles que j’ai connues. J’ai assisté par trois fois all’Orlando Furioso de Luca Ronconi, dînant le dernier jour avec la troupe dont je recueillis toutes les signatures, ainsi que les marques des lèvres rouges des comédiens sur ma chemise, assistant aux concerts de Sun Ra dans un des Pavillons de Baltard.

Ayant passé du temps à New York, où les sommets des gratte-ciel les plus importants et significatifs sont éclairés la nuit et disposent d’une forme qui en termine agréablement la silhouette, pour ne pas parler de leur rapport au sol, je ne peux que détester franchement cet avorton de Tour Montparnasse qui ne disparaîtra pas de sitôt et qui pollue complètement le paysage parisien.

Changement de sujet, à quel moment avez-vous abordé la gravure au linoléum ?

Il faut dire d’abord que j’ai toujours dessiné depuis l’âge de trois ans en développant aussi une très bonne mémoire visuelle et une certaine habileté. Ensuite lorsque j’ai travaillé dans le bureau de mon père, il m’est arrivé de dessiner entièrement le menu pour un de ses clients qui avait ouvert un restaurant à Sassari dans le nord de la Sardaigne, sous le nom de El Gonzales. Bien naturellement à cause de la chanson bien connue, j’ai décliné une petite souris dans de nombreuses attitudes, dans les décors variés. Ensuite, j’ai dessiné une campagne publicitaire pour un vendeur de robes de mariées et j’ai travaillé le soir dans une petite agence de publicité dessinant des posters et des affiches.

Mon père m’ayant retiré de l’institut pour géomètre où il m’avait inscrit et d’où je me fis expulser deux années de suite m’a pris dans son bureau dès l’âge de treize ans et demi. J’ai quand même appris plein de choses comme les rapports avec les Administrations et surtout taper à la machine (je me souviens que lorsque je tapais moi-même mes textes dans les agences d’architectes, mes collègues me gratifiaient des quolibets les plus machistes, genre « et demain tu viens en minijupe ? » j’ai pu mesurer la résistance de nombreux mâles à l’idée de devoir utiliser un clavier d’ordinateur (comme si les filles devaient être nécessairement dactylos de naissance).

De toute manière, ayant atteint vingt et un ans, soit l’âge de la majorité, j’ai quitté le bureau de mon père, malgré ses récriminations, pour d’abord fréquenter un cours de dessin publicitaire, au Liceo Artistico dont le diplôme permet de s’inscrire à la Faculté d’architecture (en Italie, elle est enseignée dans les Universités à la différence de la France) ce qui m’a permis de me familiariser, non seulement avec l’ambiance, mais aussi avec différentes techniques de gravure.

J’ai très vite utilisé la linoleographie pour la simple raison que l’on pouvait imprimer à la main sans besoin d’une presse (m’étant présenté chez des imprimeurs qui travaillaient avec les plus grands graveurs sardes, par qui je fus tout simplement éconduit) et aussi pour la rapidité avec laquelle on pouvait obtenir des résultats.

J’ai ensuite soutenu en candidat libre l’examen pour m’inscrire à la quatrième et dernière année du cursus afin d’obtenir la Maturità Artistica (équivalent du Bac) que je conquis en juin 1969 avec la votation de 54 sur 60. Entre-temps j’avais produit plus de vingt-trois linoleographies que j’ai vendus  facilement à des clients de mon père (notaires et avocats) qui appréciaient le noir et blanc, pour décorer leurs salles d’attente.

C’est avec cette somme que j’ai financé mon voyage et mon séjour à Paris où finalement je suis resté.

L’image, par le prisme de la vidéo est pour vous également de première importance, pouvez-vous nous parler de cette discipline grâce à laquelle nous nous sommes rencontrés dans l’aréopage de l’artiste Sophie Sainrapt ?

J’ai toujours eu la manie de la presse, en 1973 j’avais crée avec deux copains un mensuel de poésie (Prévoir et Dormir) que l’on arrivait à vendre 10 francs le numéro (un dîner succulent chez Oriestas à l’époque au Quartier latin) ainsi j’ai connu les hirondelles tracées à la main et les textes que l’on encollait sur les cartons.

À New York en 1983 j’ai rencontré le premier PC, puis les premiers Macintosh et j’ai découvert la mise en page électronique, ainsi en 1987 j’ai crée un magazine mensuel pour la société INNERGY qui diffusait un stage de développement personnel auquel j’ai participé. J’ai appelé ce magazine UNISVERS, terme que j’ai conservé pour chapeauter toutes mes initiatives éditoriales ou cinématographiques.

Par la suite j’ai aussi créé un magazine mensuel pour une association appelée « La Troïka », qui s’occupait de promotions d’Art en provenance des pays de l’Est, ayant établi ses bureaux (dont le mien) dans les locaux du Centre Culturel Russe, rue Boissière, organisait chaque mois des conférences suivies de festivités, où j’ai voulu créer une exposition au titre de l’Architecture postsoviétique. J’ai eu conscience d’avoir touché une zone particulièrement sensible non seulement en Russie et même en France. Ayant connu la réhabilitation d’un immeuble à Moscou par une agence d’architectes avec laquelle j’avais l’habitude de travailler pour une grosse société de pétrole française, je fus même menacé des pires représailles, si toutefois j’avais le courage d’en parler quelque part.

Lorsque j’ai crée Palazzi A Venezia, qui traitait déjà d’Art, mais aussi de Théâtre, de Littérature et d’Architecture, j’ai développé l’idée d’une transmission de télévision régulière diffusée sur les chaînes françaises.

Entre-temps j’avais crée une revue intitulée « Le Champ Urbain » dont l’un des premiers articles fut une interview de Christian de Portzamparc qui venait de recevoir le Pritzker Prize en 1994.

Je me suis fait encore une fois éconduire par tous les directeurs de programmes de toutes les chaînes existantes à l’époque jusqu’en 1998, et toujours avec la même antienne «  L’Architecture, mon bon monsieur (sic) n’intéresse personne ».

Entre-temps l’internet se développant, j’ai commencé à travailler dans une société de production cinématographique avec le projet de créer une revue diffusée sur le web et au moyen de DVD (à l’époque les images sur les écrans informatiques avaient la taille d’un timbre-poste) qui auraient traité de l’Architecture non seulement au travers de la description de projets et réalisations, mais aussi avec une mise à disposition de catalogue de matériaux, techniques de mise en œuvre, etc..

J’ai présenté de nombreux projets auprès du CNC (Centre national de la Cinématographie) ou de l’I.F.I.C. qui proposaient des financements pour des initiatives audiovisuelles, jusqu’à répondre à deux programmes MEDIA de l’Union européenne, dont l’un sur la création d’un catalogue exhaustif des sept mille nuraghi existant en Sardaigne, mais tous ces projets furent refusés purement et simplement.

Je me souviens que, reçu au CNC, j’entendis me dire « mais pourquoi parler d’architecture sur DVD les cassettes n’existent pas ? » réponse « et bien non ! ».

Entre-temps j’avais déposé la marque « La maison de l’Homme, la casa del hombre, la casa dell’uomo, The house of the man » pour nommer l’éventuelle production.

J’ai découvert le mois dernier que Le Corbusier, sollicité par Heidi Weber pour construire un pavillon à Zurich dans lequel elle exposerait entre autres les meubles dessinés par l’architecte qu’elle avait commencé à produire pour s’associer ensuite avec Cassina, l’avait appelé « La Maison d’Homme » comme quoi on n’invente jamais rien.

J’avais de toutes les manières déjà commencé à filmer les vernissages que j’organisais avec Palazzi A Venezia avec une caméra Sony dès 1989.

Lorsqu’en novembre 1998 je tombe sur un article dans Libération qui parle de la création d’une chaîne de télévision diffusée sur le web, je me précipite pour obtenir un rendez-vous avec Jacques Rosselin, déjà fondateur de Courrier international ; je lui exprimais mon souhait de la création d’une chaîne dédiée à l’Architecture, il me répondit « Je n’y connais rien, mais vas-y » !

Du coup, voyant que c’était si facile, j’ai créé non pas une chaîne, mais deux : Le Champ urbain, dédié à l’Architecture et une autre appelée SPOUTNIK, qui signifie « compagnon de voyage » en russe, accueillant des artistes des pays de l’Est que j’avais connus rue Boissière, au Centre Culturel de Russie, étendus par la suite. Furent invitées d’abord des personnalités serbes, croates, monténégrines au moment du conflit en ex-Yougoslavie en 1999, puis d’autres artistes qui m’ont été présentés par la Galerie Les Singuliers.

Par la suite j’ai crée « Notes et pense bêtes », série de films réalisés à l’occasion des vernissages d’abord avec un iPhone puis avec une caméra, réalisant plus de 100 reportages et interviews filmés.

L’été 1999 en vacances à Cagliari, je découvris que Zubin Metha, immense directeur d’orchestre, dont la femme à New York était cliente de ma dulcinée, y dirigeait Turandot au Teatro Lirico. Je me ridiculisais en essayant de montrer sur les ordinateurs des bureaux du Théâtre, l’image à taille de timbre-poste de mes émissions, n’obtenant pas d’interview. Mais à mon retour à Paris j’ai crée  « Solo Opéra » sous forme d’un déjeuner se déroulant dans le fameux Palazzo A Venezia et l’année d’après une autre transmission, en italien, au titre de Sardonia, association double crée à Paris et à Cagliari qui publie aussi un mensuel depuis vingt-huit ans, à la suite de la réalisation de l’interview de Paolo Fresu, trompettiste sarde de renommée internationale, qui se trouvait en banlieue parisienne pour un concert.

Après avoir reçu en studio les artistes présentés par la galerie Les Singuliers, c’est tout naturellement en suivant deux d’entre eux à l’Orangerie du Sénat que j’ai rencontré Sophie Sainrapt pour la première fois. Nous nous sommes perdus de vus pendant quelque temps, puis que l’ai retrouvée à l’occasion de la collective que vous aviez organisée chère Mylène à Bercy, ministère des Finances.

Solo Opéra aussi est devenue itinérante allant dans les festivals (Orange, Saint-Céré, Aix…) interviewer les chanteurs, les metteurs en scène et directeurs. Par la suite, Jérôme Savary invité à l’une de mes premières émissions m’a convié régulièrement d’abord à Chaillot puis à l’Opéra Comique où j’ai filmé toutes ses mises en scène ou presque.

Dernièrement avec Pascal Aubier j’ai aussi réalisé une série d’émissions qui s’appellent « Qu’est ce que c’est que le cinéma » où Pascal que vous connaissez, raconte non seulement le cinéma, mais aussi sa vie, bien qu’ils se confondent drôlement. C’est difficile de les séparer.

Je sais que lorsque j’ai publié Palazzi A Venezia, mes connaissances professionnelles me disaient : « Vittorio, tu te disperses ! » car à Paris, il y a l’idée qu’il faut être spécialisé. Dès que tu t’exprimes dans des domaines différents, ce ne peut pas être intéressant.

Je suis probablement présomptueux (certains me trouvent arrogant). En 2019, à l’occasion du filmage d’une exposition j’ai écrit une poésie, ce qui ne m’arrivait pas depuis au moins trente ans que personnellement je trouve encore exquise. Puis d’autres ont suivi, ainsi que des chansons, dont certaines, que j’avais écrites en 1984, ont été mises en musique pour mon plus grand plaisir.

Je me souviens du déjeuner d’inauguration de la DETN de Gaz de France à Saint — Denis, où j’étais installé à côté du directeur, lequel gentiment me demanda quel genre d’Architecture nous pratiquions. J’ai alors deviné l’inquiétude sur le visage de l’Architecte pour lequel j’avais réalisé le projet. Je répondis qu’il n’y avait que deux sortes d’Architecture, la pire et la meilleure et que de toute manière et depuis longtemps nous avions choisi cette dernière.

Pour moi, il n’y a aucune différence entre imaginer un projet d’Architecture, dessiner un paysage ou un portrait, écrire une poésie comme cela m’arrive parfois, ou même cuisiner un osso buco, filmer une manifestation, un spectacle, un interview… ce sont toujours des manifestations qui choisissent tout simplement des moyens différents pour raconter une histoire, soit de manière explicite, soit d’une manière plus ou moins cryptique ou cryptée.

Il m’est arrivé de regarder des projets que j’ai dessinés il y a des années ou de visiter un bâtiment que j’ai conçu et parfois avec étonnement, de constater à quel point ils racontent une partie de moi, une partie de ma vie. Je pense que j’aime l’Architecture à cause de cette raréfaction et cette capacité de raconter une histoire de manière très secrète et cachée.

Pourquoi avez-vous choisi de retourner en Italie, y trouvez-vous une certaine sérénité ?  

Tout d’abord je dois dire que je suis toujours retourné en Italie au moins trois ou quatre fois par an, sans compter les nombreuses visites professionnelles. Avec Marie-Amélie Anquetil, nous avons organisé les manifestations sous le titre « Cagliari je t’aime » avec le concours de Giulio Barrocu, invitant Sophie Sainrapt à venir exposer dans ma ville natale, avec l’intention de créer régulièrement un échange entre les deux villes. Nous avons invité par la suite Roby Anedda à exposer non seulement à l’Abbaye du Moncel, mais aussi au Centre Paris Aubervilliers, la Galerie Bonaparte Paris 6e et au restaurant Il Fico, que je ne saurais que vous conseiller si vous voulez connaître au moins la gastronomie de la Sardaigne. En vous recommandant de ma part, vous y serez bien reçu.

Donc au printemps 2018 je suis venu passer quelque temps à Cagliari, où j’ai d’ailleurs continué à organiser des expositions. À la suite de la pandémie covid-19, mais en alternance avec des périodes à Paris ou un voyage en Pologne, j’avais promis de filmer le mariage d’un de mes amis. Je me suis retrouvé un peu coincé, bien qu’en novembre et décembre dernier, gracieusement hébergé par Pascal Aubier et Sophie Sainrapt, que je ne remercierai jamais assez pour leur générosité en ces temps particulièrement paranoïaques.

Quel serait votre rêve le plus fou ?

Je ne crois qu’il n’existe que des rêves « fous » ! Il y a des rêves qui se réalisent, d’autres qui nécessitent un peu plus de temps, pas mal d’énergie, parfois beaucoup d’argent, bien que je m’en rende compte que certaines de mes réalisations se sont faites avec des moyens très réduits. Après tout, ce qui compte  c’est la ténacité et la volonté.

Mais si je devais décrire vraiment une chose qui me taraude, ce serait la construction du Palazzo A Venezia, dont j’ai imaginé soit une version réduite en dimensions, soit une version sur une jatte flottante à l’image du « Teatro del Mondo », que l’architecte Aldo Rossi réalisa et qu’il fit naviguer dans les eaux de Venise.

Il y a aussi plusieurs scénarii que j’ai écrits ces dernières années, dont un que je voudrais tourner avec Pascal Aubier dans le rôle principal, sans citer naturellement la trilogie que j’ai poussée jusqu’à l’écriture d’une Continuité dialoguée complète, autour de Francesca Rosso, inspirée d’un fait historique qui s’est déroulé entre la Sardaigne et la Tunisie entre 1798 et 1803.

De ce drame amoureux j’ai même écrit des versions pouvant être jouées dans un théâtre, dont une avec deux comédiennes (Les Lucido Sottile) qui interprètent à tour de rôle tous les personnages.

Mais pour répondre sincèrement à la question, je crois que mon rêve le plus fou serait celui d’apprendre le solfège et la composition et d’écrire un opéra à partir du livret de la pièce Francesca Rosso et surtout d’en jouer la première mondiale au théâtre Cavallera à Carloforte (lieu où se déroule une partie de l’action).

Lorsque j’en ai parlé avec ma mère, elle m’a répondu « et tu as pensé au ballet ? » je lui ai répondu « Maman, naturellement, s’est au troisième acte ».

Connaissant Mozart interprété par de Courson avec un orchestre cairote, c’est ce que j’imagine : un mélange de sonorités entre orient et occident où des instruments des deux cotés entremêleraient leurs mélodies.