Regards

Les coups de cœur d’Esther Ségal

SÉRA ou l’œuvre survivante

…Voici que de l’enfance, surgit ce corps à peine ébauchée par la vie. Il court ayant pour ciel, les arbres protecteurs, ayant pour terre, la couleur rouge. Sur son passage, il saisit l’image de cet homme qui retouche des photographies, ce temple aux divinités sans bras, cette nature aux couleurs sauvages, l’image de sa famille. Il court… emportant avec lui, l’empreinte filante de ses origines, l’empreinte blessante de cet exil endeuillé et forcé vers un autre territoire…

Aujourd’hui encore, il court. Exil… au travers du dessin, de l’histoire, de la peinture, de la sculpture, inlassablement, à la poursuite de sa mémoire. Le coup de pinceau laisse la marque de milliers de repentirs en forme de cicatrices sur la toile devenue cette terre d’accueil où l’enfant, le père et l’homme peuvent espérer peut-être un jour se rencontrer… mais pour cela, il va falloir du temps. Parfois un an, parfois dix ans… pour que surgisse cet instant où la justesse et la justice vont se mélanger à l’art jusqu’à l’éclatement pictural de la vérité. En attendant, SÉRA se perçoit comme un artiste mémoriel dont l’œuvre aux multiples visages est le prolongement de ce corps disparu, de ce membre-fantôme où le souvenir douloureux du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges ne cesse de se réactiver.

Son art est un acte de survivance car il est lui-même un survivant ayant eu le choix dans sa vie de déchoir, d’oublier ou de se battre. Il a choisi le combat éthique mené avant lui par de nombreux artistes victimes de génocides. Ils se désignent tous sous le nom de : « porteurs, passeurs, arpenteurs de mémoire », comme si créer était un acte de résistance face à l’oubli, un appel à la mémoire vivante. L’œuvre de SÉRA est à son tour cet acte de résistance. Il se risque au travers de sa création à répéter, à réécrire l’histoire au plus près du sensible, sans fléchir un instant : Ce qui m’importe, c’est un travail constant, régulier, une mise en préparation, un état de veille permanent. Une vigilance sans faille à ne pas se dessaisir afin de saisir la mémoire traumatique. Il nous travaille au corps et à l’esprit, à la matière du souvenir, inscrivant, réinscrivant les traces amnésiques de son passé. Par la répétition du motif, du geste, il « reprise » les accrocs du temps, surcharge émotionnellement et plastiquement, étire la temporalité pour mettre l’œuvre à l’épreuve de ses limites.

Son œuvre nous ramène vers l’origine de l’art, à la mort, la disparition, le rituel et la magie. Il dépouille de ses oripeaux la vacuité de notre société, « l’insoutenable légèreté de l’être » pour mettre à nu la toile comme un grand brûlé qu’il va recouvrir de couches picturales successives pour restaurer une profondeur première, intime et collective. Il ne s’agit pourtant pas, d’une volonté de guérir… L’achèvement d’une peinture, d’un dessin y est toujours retardé, peut-être redouté. SERA cherche à conserver « l’œuvre ouverte » le plus longtemps possible comme si le mouvement de la vie perdurait dans l’inachèvement et s’oubliait dans l’achèvement. C’est un « écho » perpétuel où la résonnance, la survivance et la revenance s’entrechoquent. L’artiste cherche plus à prendre connaissance de tous les points de vue qu’à s’en délivrer. Documents photographiques, témoignages, images personnelles, peuplent son univers polymorphe, tandis que la peinture est un combat, un corps à corps ; la sculpture, un arrêt sur image ; le roman imagé lui permet de rejouer tous les rôles : victimes, bourreaux, témoins. Tout comme pour la peinture et la mise en volume, ses images se construisent dans la sueur, le surgissement d’une vérité qui lui permet de retourner à une identification première, celle de sa culture mais aussi celle de son vécu familiale. Le calque de son for intérieur… dira t’il lors d’un entretien.

« L’enfant est le père de l’homme » écrivait dans un poème, William Wordsworth, dont Freud s’inspirera pour ses recherches. Cette phrase me semble en parfaite résonnance avec SÉRA qui nous parle aussi au travers de la mémoire collective, d’un disparu… son père. Dans la sculpture actuellement érigée à Phnom Penh en mémoire des victimes, un homme renversé, « le suppliant », joint ses mains vers la terre tandis que son corps semble courir vers les hauteurs. Ce corps tout en paradoxe / car seul celui qui s’élève peut chuter / appartenant à la matière comme à l’impalpable symbolise toute la quête infinie de l’artiste. Cet homme, c’est nous, humains pour le meilleur comme pour le pire, c’est lui, c’est le père… c’est aussi la survivance de l’œuvre au-delà de l’artiste survivant… celle qui accompagnera les générations futures lorsqu’il n’y aura plus de témoins en ligne direct avec le passé. Malraux écrivait de l’art : « c’est la seule chose qui résiste à la mort » et cette phrase trouve avec SÉRA, un juste retour de sens.

Je vous invite donc à découvrir toute son œuvre sur 100.7 Fréquence protestante, le 30 décembre à 17h dans « La parole est à l’artiste ».