Regards

Rires et grincements : Gombrowicz à l’Opéra Garnier

Par Cybèle Air

L’art lyrique admet-il le rire ? Le grotesque ? Peut-on rire à l’opéra ? La distance du rire est-elle compatible avec la saisie par l’émotion musicale de tout l’être, son emportement ? Certes le Falstaff de Verdi prête-t-il au ridicule, et le forcené de la Tablature, dans Les Maîtres Chanteurs de Wagner, s’emberlificote dans ses calculs de rimes avec un sérieux drolatique et sot. Mais la musique nous emmène, les voix nous transportent, sans que la distance, l’écart critique n’aient vraiment leur place. A l’opéra pleurs et frissons sont au programme, pâmoisons, envoûtements et sortilèges. A l’opéra on ne rit pas, on pleure. Alors comment faire d’ Yvonne, princesse de Bourgogne, première pièce de Gombrowicz, souvent qualifiée de grotesque, un livret d’opéra ? Le Palais Garnier reprend l’oeuvre de Philippe Boesmans, créée en 2009, quatrième compositeur à avoir relevé le défi. Le public peut redécouvrir le spectacle à l’aube du printemps 2020, dans la mise en scène de feu Luc Bondy, avec une scénographie de Richard Peduzzi.

Voilà Yvonne qui surgit, cette part obscure de notre être, une part muette, amorphe, sans forme, laide, visqueuse comme un « crapaud » ou une « limace », un « mollusque », une « guenon », « une garce », « molle et gluante ». Elle est la part manquante, inconsciente, celle qui va faire éclater toutes les formes, celle qui va révéler tous les crimes, et que chacun est criminel. Cette pièce souvent assimilée au théâtre de l’absurde plonge au cœur énigmatique de l’homme : l’aspiration au crime montrée au grand jour, sur scène. L’existentialisme de Gombrowicz résonne avec celui de Blaise Pascal, le père de l’existentialisme, si l’on considère Søren Kierkegaard comme le fils. Crainte et tremblement, écrivait le philosophe danois. Rires et grincements, résonnent au Palais Garnier. La question du péché originel reste centrale, et celle de sa transmission. Les flûtes et les trompettes s’ébrouent, ruissellent, inquiétantes et aiguës.

« Si seulement il arrivait quelque chose ! » déplore le Prince Philippe au début du 1er Acte. La pièce peut être lue comme la prise de conscience décisive du péché originel que le Prince porte, qui lui a été transmis, qui reste à l’œuvre chez ses parents. La musique de cour n’est plus de mise, seulement quelques mesures, anachroniques, composées par Boesmans avec ironie. Car il s’agit d’autre chose. La figure du Roi en psychanalyse représente le père, et la Reine la mère. Tous sont atteints : tous sont déjà affectés par la scission interne, voilà ce qui est ici mis en scène par le truchement de ce conte cruel. Ce qui est arrivé l’est de façon immémoriale. L’être est divisé. La Chute a eu lieu : « Chacun possède quelque part un être prédestiné à le rendre fou. Vous êtes le mien ! Vous serez à moi » déclare le Prince à la « vivante provocation » que constitue la présence d’Yvonne, laideron apathique.

Le double amoureux évoque Le Banquet de Platon, le Prince Philippe trouve sa moitié, la retrouve, mais il s’agit ici de lui-même, de l’autre partie de lui-même, cette part folle et informe, indispensable à la compréhension de soi. Comme l’écrivait Pascal dans ses Pensées, parlant du péché originel : « sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes ». Un leitmotiv en suspens, les volutes de la harpe s’insinuent comme une question sans réponse qui s’élève. A la fin de la pièce, chacun se connaît soi-même comme pécheur, et tous se retrouvent au banquet, sorte de Cène qui concrétise le meurtre expiatoire d’Yvonne. Avant René Girard, Gombrowicz met en scène le bouc ou plutôt  « la chèvre émissaire ». Avec une grande cohérence des symboles, le Poisson, « ICHTUS » en grec _ l’acronyme qui désigne le Christ sauveur_, trône au centre du banquet final. L’opéra s’achève par un Lacrimosa.

Gombrowicz l’écrivait, lui réputé athée et en même temps admirateur de Simone Weil, frappé par la lecture de La Pesanteur et la Grâce : « ce qui me rapproche de lui _ le catholicisme_ c’est sa perception aiguë de l’enfer contenu dans notre nature ». Les lectures de cette pièce géniale s’ouvrent à l’interprétation, à de multiples mises en scène, celles de Jorge Lavelli,  d’Ingmar Bergman, de Philippe Adrien, et le rôle-titre, trou noir psychique inassimilable et muet, a déjà inspiré quatre opéras. Le premier fut créé à Wuppertal en 1972, avec la grande Pina Bausch dans le rôle muet d’Yvonne. Le dernier, du compositeur Philippe Boesmans, se donne à nouveau au Palais Garnier. Voilà une magnifique concordance des temps avec la nouvelle création d’Elizabeth Czerczuk, Yvona, de l’automne 2019 au printemps 2020 au TEC.  Le cinquantenaire de la disparition de Witold s’invite sur nos agendas, ébouriffant.

  • Opéra National de Paris
  • Yvonne, princesse de Bourgogne, opéra de Philippe BOESMANS
  • D’après Witold GOMBROWICZ
  • Février-mars 2020